Les biais cognitifs, ces passagers clandestins de la vie en entreprise
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Marie-Sophie Zambeaux est fondatrice de ReThink RH et autrice du livre Recrutement sous influence : Libérez-vous des biais cognitifs (Dunod, 2025).
Avec près de 20 ans d’expérience en recrutement (ESN, conseil, secteur public), elle aide les entreprises à recruter de manière plus objective, équitable et performante.
Conférencière et Top Voice LinkedIn Emploi & Carrière, elle partage son expertise avec plus de 30 000 abonnés, toujours avec pédagogie, énergie et une pointe d’impertinence.
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Les biais cognitifs, ces passagers clandestins de la vie en entreprise
Notre cerveau est une formidable machine mais imparfaite. Chaque jour, il doit gérer près de 35 000 décisions. Pour ne pas saturer, il emprunte des raccourcis de pensée : les biais cognitifs. Ces mécanismes sont utiles dans certaines situations – par exemple, réagir vite face à un danger – mais deviennent problématiques lorsqu’il s’agit de prendre des décisions stratégiques comme recruter un collaborateur, évaluer une performance, promouvoir un talent ou bien encore arbitrer en réunion.
Invisible et insidieux, les biais cognitifs s’immiscent partout dans la vie de l’entreprise. Du recrutement à la mobilité interne, en passant par le management et l’entretien annuel, ils influencent nos perceptions et peuvent fausser nos évaluations. Comprendre ces mécanismes est donc une nécessité pour bâtir des pratiques plus justes, plus performantes et plus inclusives.
Recrutement : quand l’intuition prend le dessus
Le recrutement est un terrain de prédilection pour les biais cognitifs, qui s’y invitent volontiers et brouillent la qualité des décisions. Derrière l’apparente rationalité, les évaluations sont souvent influencées par des raccourcis mentaux qui compromettent la pertinence des choix et fragilisent la performance des embauches.
Parmi les biais les plus fréquents :
- Le biais de confirmation pousse à valider une première impression, quitte à écarter des signaux contraires ;
- Le biais d’affinité ou « syndrome du scarabée » incite à privilégier les candidats qui ressemblent au recruteur, au détriment de la diversité ;
- Enfin, l’effet de contraste peut transformer un profil simplement correct en candidat « exceptionnel » après plusieurs déceptions.
Les conséquences sont lourdes : des recrutements ratés, coûteux et une diversité appauvrie qui freine, entre autres, l’innovation.
Pour limiter ces biais, il est indispensable de structurer le processus de bout en bout : définir en amont des critères objectifs, utiliser des grilles d’évaluation standardisées et recourir à l’entretien structuré, deux fois plus prédictif que l’entretien classique.
Management quotidien : des biais dans chaque interaction
Une fois recruté, le collaborateur n’est pas à l’abri des biais. Le management du quotidien est un terrain fertile pour ces raccourcis mentaux, qui influencent insidieusement nos perceptions et nos décisions.
Parmi les biais les plus fréquents :
- Le biais de similarité conduit un manager à valoriser davantage les collaborateurs qui partagent son parcours ou ses centres d’intérêt, reléguant les autres à l’arrière-plan ;
- Le biais de complaisance amène à attribuer les succès aux qualités du manager et les échecs à des facteurs externes, limitant la responsabilisation ;
- Quant au biais d’excès de confiance, il incite certains à surestimer leur capacité de jugement, persuadés de « voir clair » dans les compétences et motivations de leurs équipes.
Ces biais, souvent inconscients, fragilisent la confiance et l’équité dans la relation managériale.
Pour les limiter, il est essentiel de multiplier les points de vue, par exemple à travers des feedbacks croisés ou des évaluations à 360°, afin de contrebalancer la vision unique d’un seul manager. La prise de décision doit s’ancrer dans des faits concrets, observables et documentés, plutôt que de reposer sur des impressions fugitives. Enfin, instaurer une véritable culture du questionnement – où les décisions et évaluations sont régulièrement challengées – permet d’éviter que l’intuition et les automatismes ne prennent le dessus sur l’analyse.
L’entretien annuel : l’illusion de l’objectivité
Moment incontournable de la vie professionnelle, l’entretien annuel se veut rationnel et équitable. Pourtant, il concentre nombre de biais qui faussent les évaluations :
- L’effet de récence conduit à privilégier les performances les plus récentes au détriment de l’ensemble de l’année ;
- L’effet de halo pousse à généraliser une réussite ou un échec à toutes les dimensions de l’évaluation ;
- Quant au biais d’ancrage, il pousse à accorder une importance disproportionnée à un fait isolé, qui finit par servir de grille de lecture unique pour juger l’ensemble de la performance annuelle du collaborateur.
Résultat : des évaluations parfois injustes, qui fragilisent la motivation et peuvent freiner des carrières prometteuses.
Pour réduire ces travers, il est nécessaire de s’appuyer sur des grilles d’évaluation précises et définies en amont, de documenter régulièrement des exemples factuels tout au long de l’année, et de multiplier les sources de feedback pour limiter le poids de la seule perception du manager direct.
Promotion et mobilité interne : quand les biais bloquent les carrières
Décider d’une promotion ou d’une mobilité n’est jamais neutre . Ces choix stratégiques sont particulièrement exposés aux stéréotypes et aux biais :
- Les stéréotypes de genre persistent, suggérant que les hommes seraient plus naturellement faits pour le leadership tandis que les femmes seraient cantonnées à l’empathie et à la communication ;
- Les stéréotypes d’âge jouent également un rôle, en assimilant les seniors à des profils moins adaptables ou moins « digitaux » ;
- À cela s’ajoutent le biais d’affinité, qui amène à favoriser les personnes avec qui « ça matche » plutôt que les plus compétentes.
Ces mécanismes nourrissent l’injustice, privent l’entreprise de talents précieux et alimentent la frustration.
Pour y remédier, il est essentiel de définir en amont des critères de promotion publics, transparents et mesurables, d’exiger une justification argumentée pour chaque décision, et de confier l’arbitrage à des panels diversifiés. Encourager également l’auto-candidature permet de donner une chance aux profils moins visibles, et d’éviter que seules les personnalités les plus affirmées accèdent aux opportunités.
Réunions et collaboration : des biais qui réduisent la diversité des idées
Même les moments collectifs ne sont pas épargnés :
- Le biais de statut conduit à juger une idée plus crédible selon la personne qui l’exprime : le même propos sera reçu différemment selon qu’il vienne d’un senior ou d’un junior, d’un homme ou d’une femme.
- Le biais d’affinité favorise la prise de parole de ceux avec qui le manager entretient une proximité, reléguant au second plan d’autres voix pourtant pertinentes.
- Enfin, le conformisme de groupe freine l’expression des opinions divergentes, tant il est difficile de s’opposer à une majorité déjà acquise à une idée.
Ces mécanismes appauvrissent la diversité des perspectives et limitent la qualité des décisions.
Pour les contrer, instaurer des tours de table systématiques permet de garantir la parole à chacun, un facilitateur peut veiller à équilibrer les échanges et des contributions écrites offrent une voix aux plus discrets. L’organisation de débats contradictoires constitue enfin un moyen efficace de stimuler la confrontation constructive et d’enrichir les décisions collectives.
Vers une culture de vigilance cognitive
Les biais cognitifs sont inévitables : ils font partie intégrante de notre fonctionnement cérébral. Mais les laisser guider nos décisions, c’est prendre le risque de renforcer les inégalités, de passer à côté de talents et de fragiliser la performance collective. La solution n’est pas de les supprimer – tâche impossible – mais de mettre en place de véritables garde-fous. Cela passe par la structuration des processus, la définition de critères clairs, la confrontation des points de vue et, plus que tout, la culture de l’humilité.
Comme l’écrivait Stendhal : « Ne crois aveuglément personne, même pas toi. » En entreprise, c’est une invitation précieuse : apprendre à douter de ses certitudes pour décider plus justement.
Les biais cognitifs sont bel et bien des passagers clandestins de la vie en entreprise. À nous de les débusquer, de les contenir et de bâtir des pratiques managériales qui placent l’équité, la diversité et la performance durable au cœur des décisions.
