Le Daïmon, un tiers secrètement agissant ?

 

Le contexte de la reforme professionnelle et les problematiques présentes et à venir  

Contexte de la réforme

Reconfiguration des parcours et accompagnement par la recherche-action

Quelle est cette mystérieuse voix qui parle à Socrate depuis qu’il est enfant et qu’il nomme Daïmon ? En quoi est-il possible de repérer aujourd’hui son influence dans des formations d’adultes engageant les apprenants dans un processus de recherche-action ? En s’appuyant sur les travaux d’Henri Desroche, fondateur du Collège Coopératif de Paris et de James Hillman qui dirigea l’Institut C.G. Jung, cet article fait le point sur ce « Tiers secrètement agissant » à l’œuvre dans la reconfiguration des parcours, et sur l’intégration des dimensions transpersonnelles dans les démarches d’accompagnement et de coaching.

Le daïmon, de socrate à aujourd’hui

Intégrer un master professionnel signifie au départ s’engager dans un processus de formation dont la finalité est l’acquisition de capacités nouvelles : mettre en œuvre un projet associatif, impliquer les usagers, mobiliser une équipe, gérer un budget, évaluer des actions, tels sont quelques-uns des objectifs de la formation de « Manager d’organismes à vocation sociale et culturelle » du CNAM. Conduire et accompagner un groupe dans un projet de recherche-action collective, accompagner des acteurs dans un développement professionnel, une prise de fonction ou une démarche de validation des acquis de l’expérience, concevoir des dispositifs d’évaluation, tels étaient quelques-uns des objectifs du master DEPRA à Paris 3.
Pourquoi alors faire référence au Daïmon, qui, pour les Grecs, était une entité intermédiaire entre le monde des dieux et celui des humains, dans un processus rationnellement construit et dont la finalité est l’obtention d’un titre universitaire ?
Pour cerner la dynamique du Daïmon, je m’appuierai dans cet article sur trois auteurs en particulier. Le premier, Socrate, n’a rien écrit et c’est donc Platon que je citerai pour illustrer la relation de Socrate au Daïmon. Le second est James Hillman, psychologue et psychanalyste américain qui fit ses études en France et en Suisse avant de devenir le premier directeur de l’Institut C.G. Jung à Zurich, poste qu’il occupa pendant 10 ans avant de rentrer aux États-Unis et de publier quelques années avant sa mort, un ouvrage intitulé « The Soul’s c ode. In Search of Character and Calling », traduit en français par « Le code caché de votre destin. Prendre en main son existence en élevant sa conscience de soi » (sic). Cet ouvrage s’appuie principalement sur de nombreuses biographies de personnalités américaines (mais pas uniquement) pour montrer les différentes manifestations du Daïmon et la manière dont « il » intervient dans les destinées. Hillman utilise différents termes qu’il adopte comme des quasi -synonymes pour parler du Daïmon : akène (l’akène est un terme botanique désignant une graine qui contient l’arbre ou la plante en devenir), image, personnalité, génie, vocation, âme, destin ou destinée. Enfin, le troisième auteur qui fait le lien avec la recherche-action est Desroche lui-même qui revient à la fin de sa vie à de multiples reprises sur le Daïmon, et sur son corollaire, à savoir la Maïeutique. Ce qui suit s’appuie également sur mes expériences d’accompagnement et de coaching (plus de 150 en une vingtaine d’années) autour de problématiques essentiellement liées au développement des potentiels individuels et à la gestion des transitions.

Une précision importante en préambule : si Hillman précise en introduction de son travail que les figures du Daïmon (ou des représentations qui pourraient s’en rapprocher) se retrouvent dans quasiment toutes les cultures et religions, ni lui ni Desroche ne se réfèrent à une origine « religieuse » pour le définir. Au contraire, l’un et l’autre multiplient les équivalences et les figures de style pour éviter de se laisser enfermer et de « réduire » la dynamique qu’ils nomment ainsi à une croyance particulière. Socrate, dans l’œuvre de Platon, évoque à plusieurs reprises sa relation au Daîmon. Notamment au moment de son procès, quand il doit faire face à l’accusation selon laquelle il n’honorerait pas les dieux de la cité. À cette occasion, il cherche à montrer, à travers cette relation au Daïmon, qu’il n’en est rien puisque ses actes sont infléchis par cette « présence daïmonique » dans son existence. Il précise tout d’abord qu’il perçoit cette « voix » depuis qu’il est enfant : « C’est une voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l’action “. Et « alors que la voix divinatoire qui m’est familière, celle que m’envoie la divinité, ne cessait de se manifester jusqu’à ce jour pour m’empêcher, même dans des affaires de peu d’importance, de faire ce que je ne devais pas faire, aujourd’hui… le signe divin ne m’a retenu ni ce matin alors que je sortais de chez moi ni au moment où ici, devant le tribunal, je montais à la tribune ni durant mon plaidoyer pour m’empêcher de dire quoi que ce soit. Bien souvent, en d’autres circonstances, il m’a fait taire au beau milieu de mes propos. Aujourd’hui, au contraire, au cours de l’affaire, il ne m’a jamais empêché de faire ou de dire quoi que ce soit » (apologie de Socrate). Dans un autre passage dans le Théétète, Socrate confie qu’il ne choisit pas forcément ses disciples : « A quelques – uns la chose divine qui m’arrive me retient de m’unir, à quelques – uns elle me laisse le faire ». À titre d’anecdote, le volume de La Pléiade traduit le terme « Daïmon » par « démon » («  que la voix de mon démon m’empêche de fréquenter  »), alors que la récente publication chez Flammarion parle de «  signe divin  ». L’effet produit par ces différents termes n’est évidemment pas le même… Chez les Grecs, comme déjà dit, le Daïmon est un « esprit » intermédiaire entre les dieux et les hommes. Pour Socrate, le Daïmon n’est pas une croyance : c’est une présence « naturelle » qu’il expérimente depuis qu’il est jeune. Cet esprit, qui ne se manifeste qu’en des occasions bien précises, le guide en l’empêchant d’accomplir certaines actions.  Pour J.J. Duhot, « Socrate a choisi la raison, il veut comprendre, mais il sait aussi que son expérience dépasse toute expression rationnelle, même si elle ne peut être en désaccord avec la raison ». Et plutôt que de considérer le Daïmon de Socrate comme un élément pittoresque cadrant bien avec son personnage « excentrique », il considère que « le rapport de Socrate au surnaturel est le moteur même de sa pensée. C’est sur cette relation au surnaturel, et non malgré elle, que Socrate construit sa pensée jusque dans ce qu’elle a de plus initiateur de la modernité ».  James Hillman, de son côté, va s’attacher à démontrer que le Daïmon est aux commandes de la plupart des biographies de personnalités qu’il a étudiées, tout en précisant qu’il s’agit d’une dynamique qui concerne tout un chacun. « Tout se passe, dit-il, comme si un jour ou l’autre quelque chose nous poussait sur une voie particulière. Il arrive que la mémoire garde la trace de ce « quelque chose » : un signe à un moment précis de l’enfance, un appel pressant venu de nulle part, une fascination, un évènement étrange et inopiné tenant lieu de révélation : voilà ce que je dois faire, voilà ce qui m’attend. Voilà ce que je suis ». Chez lui, le Daïmon est plus qu’une « présence agissante », c’est l’affirmation qu’il existe en chacun un « motif » au sens de schème, d’image, de dessein qui préfigure le cheminement à venir de l’enfant et, en tous les cas, l’inspire. Chacun serait ainsi porteur d’une vocation (quelle que soit sa nature) qui se manifesterait à certains moments sous la forme d’un « appel », d’une inspiration qui donneraient une certaine inflexion à l’existence, conférant par là même « le sentiment qu’on ne vit pas sans raison ». Dessin et dessein se rejoindraient pour donner un certain sens aux trajectoires humaines. Un mot comme vocation, qui fait aussitôt penser à la vocation religieuse ou à la vocation de l’artiste, charrie l’idée qu’il existerait des élus ou une élite qui seraient dépositaires d’une « grâce » particulière. Chez Hillman, il n’en est rien : son expérience de psychologue psychanalyste lui fait dire qu’au contraire, la prise en compte du Daïmon ne peut que renforcer l’attention portée à chaque jeune pour repérer ce qui serait susceptible de renvoyer à une appétence particulière ou à une capacité innée. Et ceci dans la mesure où le Daïmon recouvre tous les domaines de l’existence et non quelques registres spécifiques. En ce sens, il est intéressant de croiser l’approche de Hillman avec les travaux d’Howard Gardner sur les intelligences multiples. En effet, parmi les critères retenus par Gardner et son équipe pour spécifier une intelligence figure le recensement d’« enfants prodiges » ayant manifesté tel ou tel type d’intelligence sans qu’on puisse l’attribuer à l’éducation ou à l’influence du milieu familial (ce qui relance l’éternel débat entre l’inné et l’acquis).

Les intelligences identifiées par Gardner et son équipe renvoient donc à des capacités « naturelles », innées, que manifestent des jeunes enfants très tôt dans leur développement. Autre élément apporté par Hillman dans sa démonstration, outre le fait que « chacun d’entre nous vient au monde avec une image qui le définit… cette forme, cette idée, cette image, ne tolère guère de vagabondage ». Il met en avant un argument étonnant pour justifier les résistances que suscite la prise en compte du Daïmon comme facteur explicatif des conduites humaines : « Cette image prend notre intérêt à cœur puisqu’elle nous a choisis pour des raisons qui lui sont propres. Que le Daïmon s’intéresse tant à nous est peut-être ce qui est le plus difficile à accepter dans cette théorie ». Pour Hillman, la singularité de chaque être représente son « capital le plus durable… On ne se connaît pas soi-même, affirme-t-il, on se découvre. Et l’on a besoin d’être réveillé par les autres si l’on veut découvrir son visage ». Enfin, le caractère que manifeste un individu fait partie intégrante, selon lui, des spécificités du Daïmon. Quant à Desroche, comme je l’ai déjà souligné en préambule, les mentions concernant le Daïmon se retrouvent dans tous les derniers textes qu’il a publiés et attestent de l’importance qu’il lui donne.  Curieusement, dans le premier ouvrage qu’il publie en 1944 sur « Paul Claudel, poète de l’amour », on trouve une métaphore sur la vocation identique à celle que proposera Hillman cinquante ans plus tard pour définir l’akène : « Vocation, comme la vocation du chêne dans le gland : une force primitive, voire explosive, vaguement titanesque …Vocation personnelle », à condition d’entendre ce mot, au sens de l’aphorisme devenu classique : « Deviens celui que tu es ». Les citations de Desroche sur le Daïmon rempliraient à elles seules plusieurs pages. Par ailleurs, il est un autre terme qui revient constamment dans ses propos, c’est celui de Maïeutique, terme que Socrate emploie pour qualifier sa méthode qui l’amène à accoucher les « âmes ». Desroche dira à plusieurs reprises que la « caution socratique » n’est venue qu’après. C’est l’accompagnement d’adultes en recherche-action qui l’a conduit à utiliser cette image pour qualifier l’opération qui permet à une personne, dans le cadre d’un entretien centré sur son parcours, de prendre conscience d’un fil rouge qui traverse son expérience. Fil conducteur dont la personne n’avait pas conscience jusque-là : « Exhumer » la nappe (phréatique) : celle – ci est d’eau vive. Elle existe. Elle préexiste au forage. Maïeutique !… Ce fut le terme avancé par Platon — et Socrate — pour dénommer « l’accouchement mental », c’est – à – dire la mise au jour, au clair, au net, du « daïmon », ce petit dieu, ou démon qui est aussi un ange, tel que chaque personne — physique ou morale — en est prégnante ou imprégnée, pour peu qu’un maléfice n’ait pas commis sur eux le massacre de leur innocence… ». Rappelons que dans un de ses derniers écrits, Desroche affirme que s’il avait un métier à inscrire sur sa carte d’identité, il mettrait « ingénieur maïeuticien » : « C’est un art et un métier. Pas seulement la « délivrance d’une carte ». Une spéléologie « vocationnelle » dit-on de plus en plus. Pour trouver ou retrouver : le « daïmon » selon Socrate ; le Mozart selon Saint Exupéry ; le Raphaël selon Marx ; le petit dieu, la fée Sapience, la créativité virtuelle dont, par hypothèse, chacun et chacune sont prégnants ou imprégnés ». Enfin, lors d’une de ses dernières interventions publiques devant les étudiants du RHEPS, il revient sur ce qu’il considère être un pivot de sa démarche : « vous avez une certaine expérience de la vie, une certaine initiative, un certain entrepreneurship, une certaine militance, solidarité, un certain don de compagnonnage, il y a un petit trésor en vous, il y a un petit dieu en vous, une petite fée espérance en vous. Mais elle est cachée, elle est occultée, elle est inhibée, elle est matraquée même par l’environnement. C’est à vous de la faire sortir, et quand vous l’aurez trouvée, et bien ça se passera comme dans les cultes de transe que mon vieil ami Roger Bastide m’a appris, les Dieux descendent, et puis ils vous prendront pour monture et vous irez loin. Croyez – moi, ça existe ». Le Daïmon chez Desroche est d’abord la source d’une créativité singulière, d’un « génie » personnel qui peut se repérer lorsqu’on cartographie la trajectoire de la personne, et particulièrement dans les deux colonnes du milieu de la bioscopie, celles qui recueillent les expériences vécues en termes de formations non formelles et d’activités sociales. Car si les deux colonnes des extrémités, à savoir les formations formelles et les activités professionnelles sont chargées du poids de la socialisation et se trouvent davantage dépendantes des conditionnements socio-culturels, les colonnes du milieu représentent des espaces d’expression où le « génie » personnel et certaines « intelligences » ont pu se révéler, même sur des temps courts et à travers des activités que l’entourage aura jugées comme sans importance.

Le Daïmon ou le rappel à soi à travers les trois récits proposés en introduction, de même qu’en suivant la description qu’en donnent Socrate, Hillman et Desroche, on retrouve des caractéristiques communes à la manifestation du Daïmon. Une manière de qualifier l’action du Daïmon serait de parler de « rappel à soi », et ce, en mettant l’accent sur deux aspects : d’une part, il y aurait un potentiel préexistant chez la personne, d’autre part ce potentiel, pour s’exprimer, nécessiterait un certain cheminement et l’intervention du Daïmon n’aurait d’autre but que de créer les conditions favorables pour que la personne puisse s’y engager. Ces interventions pouvant s’opérer, soit sous la forme d’intuitions ou d’une voix intérieure (comme chez Socrate), soit par le biais de coïncidences extérieures remarquables. Si je devais à présent, à travers mon expérience d’accompagnement, résumer les traits distinctifs de ce que je considère être la « sphère d’intervention » du Daïmon, je mettrais en avant les éléments suivants :

  • Il existe chez la personne concernée un potentiel créatif, qui peut se situer dans des domaines très divers. Celui-ci peut émerger très tôt dans l’existence, à un âge où le jeune enfant a la liberté de s’exprimer comme il l’entend.
  • Cette capacité, ce don, ne sont pas obligatoirement liés à un apprentissage antérieur ou à l’influence de la sphère familiale.
  • Le processus de socialisation, pour une raison ou pour une autre, peut « étouffer » cette prédisposition (ou ce « génie » au sens où l’entendait Desroche), et, à tout le moins, en nier l’intérêt et l’importance pour le développement de l’enfant et du jeune adulte.
  • Ce potentiel, même nié ou ignoré, reste intact et pourra resurgir à n’importe quel moment de l’existence (il n’est pas assujetti au temps chronologique).
  • Comme toute prédisposition, elle s’exprimera d’autant mieux si l’environnement favorise son éclosion : entourage valorisant l’engagement dans cette activité, rencontre d’un mentor ou d’une personne experte, intégration dans un collectif partageant la même passion, etc.
  • Des coïncidences uniques (et parfois inimaginables) contribuent à la transformation du contexte et à l’avènement de cette potentialité : rencontre, découverte d’un lieu, lecture, évènement imprévisible, etc.
  • Cette nouvelle voie est à l’origine d’une bifurcation existentielle et d’une transformation sur le plan identitaire.
  • Cette dynamique (au sens d’énergie) modifie l’environnement dans lequel elle s’exprime.
  • Enfin, si cette émergence peut advenir très rapidement (il lui suffit d’être « reconnue »), son inscription dans la vie de la personne (sur le plan personnel et professionnel) peut prendre un certain temps

Extrait de “Présences Vol. 11, 2018, Université du Québec à Rimouski”. Revue transdisciplinaire d’étude des pratiques psychosociales.

Christophe VANDERNOTTE
Président du Conseil scientifique du Cercle National du Coaching

Formateur, consultant et coach. Il a été pendant 8 ans responsable de la formation à l’accompagnement individuel dans le master « Consultant accompagnateur de projets individuels et collectifs par la recherche-action » à Paris 3. Il enseigne aujourd’hui la méthodologie de la recherche-action au Conservatoire national des arts et métiers dans le master « Manager d’organismes à vocation sociale et culturelle » du Cestes. Il a publié en 2012 « La démarche autobiographique, une voie d’accomplissement » aux éditions du Souffle d’Or.