L’analyse transactionnelle, tours et détours

Résumé de l’article

L’analyse transactionnelle est née des réflexions de psychiatres américains dans les années 1950 à la recherche de techniques thérapeutiques. Selon Eric Berne, son inventeur, elle est un système simple et cohérent qui permet de comprendre comment nous communiquons et comment maîtriser nos difficultés dans ce domaine.
Des hôpitaux et des cliniques, l’usage de l’analyse transactionnelle s’est étendu aux entreprises et a irrigué la culture managériale au point de devenir un outil de référence pour de nombreux coachs.
Largement diffusée par les organismes de formation et reconnue pour son efficacité pour les uns, elle fait l’objet d’objections méthodologiques ou est considérée comme une simple idéologie managériale par d’autres (Savoirs ignorants, savoirs ignorés – Stéphane Olivesi- 1999). La MIVILUDES l’a mise sous surveillance pour risques de dérives sectaires (Rapport au Premier Ministre – 2006).
Alors, l’analyse transactionnelle, outil de développement personnel et professionnel ou fausse science ? J’ai cherché dans cet article à faire ressortir les logiques implicites à l’œuvre dans l’analyse transactionnelle pour comprendre ce qu’elle nous propose.

Naissance de l’analyse transactionnelle

Éric Leonard Bernstein, né à Montréal en 1910, suit des études de psychiatrie à l’Université de Yale dans les années 30. Naturalisé américain en 1939, il fit modifier à l’occasion son nom en Éric Berne. Il échoue à être reconnu psychanalyste en 1956 par l’Association Américaine de Psychanalyse. Peu après, il formalise les principes de l’analyse transactionnelle, comme il le rappelle lui-même dans Transactional Analysis in Psychotherapy (1961). L’analyse transactionnelle demeure toutefois sans rapport aucun avec la psychanalyse comme nous allons le voir.
Berne est psychiatre. Sa volonté est de concevoir un dispositif thérapeutique qui, grâce à la simplicité de ses explications des troubles psychiques, soit aisément compréhensible par le patient. Il attend de cette compréhension, la capacité de la part du patient à maîtriser rapidement ses angoisses.
Mais comment Berne parvient-il à rendre simple l’analyse de la personnalité sur laquelle les plus grands esprits se cassent la tête depuis l’antiquité ? Adoptant un point de vue behavioriste similaire à celui exprimé par J.B. Watson, pour lequel la psychologie ne doit prendre en compte que les comportements et exclure toute introspection ou analyse de la conscience (J.B. Watson, Behaviorism, 1924), Berne écarte de son champ d’investigation les processus inconscients et ne souhaite retenir que l’aspect comportemental de la parole, autrement dit, ses contenus explicites, ainsi que le timbre de la voix et les gestes.
Il n’est cependant pas possible de dire que Berne s’inscrive dans le courant comportementaliste. Celui-ci requiert en effet l’usage d’une méthodologie d’observation expérimentale rigoureuse destinée à contrôler les variables de l’expérience. Tout au contraire, Berne considère que la perception immédiate que nous avons de l’état d’esprit d’un individu est suffisante pour en comprendre les ressorts psychologiques. (Transactional Analysis in Psychotherapy)
Cependant, de nombreuses recherches en psychologie sociale ont souligné les limites de notre capacité à percevoir les traits psychologiques d’autrui. Asch en 1946 met en évidence les distorsions de ces perceptions selon la façon dont autrui nous a été présenté par un tiers. Bruner et Tagiuri en 1954 montrent que nous faisons appel implicitement à des croyances « naïves », c’est-à-dire non fondées scientifiquement, pour en déduire les traits de personnalité d’un individu. Rabbie et Horwitz en 1969 montrent qu’il suffit de créer des groupes arbitraires pour susciter des perceptions collectives au sein de ce groupe. McGarty en 1999 identifie un phénomène qui conduit à accentuer les ressemblances et les différences que nous prêtons aux individus selon qu’ils font partie ou non de notre groupe.
En affirmant que la simple observation directe est suffisante pour identifier les états du moi, Berne s’engage dans une voie sujette à de nombreux biais méthodologiques et élève les illusions perceptives du sens commun au statut de savoir scientifique.

Les scénarios de vie

Selon Berne, la plupart des enfants décident avant l’âge de six ans de la façon dont ils vivront et mourront (What do you say after you say Hello ?). Ce choix déterminerait ensuite le déroulement de toute leur vie. C’est en quelque sorte un destin auquel se condamne irrémédiablement l’enfant, quelle que soit la volonté ultérieure de l’adulte qu’il est devenu. Le choix du scénario par l’enfant, selon Berne, ne sort pas du néant. Les parents programmeraient leurs enfants tout au long du processus éducatif, lors de leurs remarques répétées sur ce qu’ils sont ou ne sont pas, sur ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire.
Berne définit le scénario comme un carcan artificiel qui entraverait la spontanéité et la créativité initiale de l’individu. Berne exprime ainsi sa croyance dans l’existence à la naissance, d’une nature humaine contrariée par l’éducation. Mais puisque l’homme naîtrait créatif et spontané, comment développerait-il une éducation de sens contraire ? La question reste sans réponse.
Il existe selon Berne de multiples scénarios, qu’il classe en deux groupes principaux, les scénarios gagnants et les scénarios perdants. Les premiers conduisent l’individu à réussir ses projets, les seconds à échouer. La première tâche du thérapeute consiste pour cette raison à diagnostiquer auquel de ces deux groupes appartient le scénario de son patient. Berne pose également comme postulat qu’un scénario d’un certain type se déroule toujours de la même manière, à la façon d’une pièce de théâtre qui suit un scénario pré-écrit.
Par conséquent, si le thérapeute parvient à identifier le scénario de son patient, il en connaîtra la fin et pourra alors s’efforcer, grâce à l’analyse transactionnelle, de faire prendre à son patient une direction plus favorable.
Le scénario de vie tel que défini par Berne ne va pas sans poser des questions à la fois de logique, de psychologie et d’éthique.

  1.  Si l’enfant est programmé par ses parents et, comme l’écrit Berne, sous leur dépendance complète au point que ces derniers peuvent en faire ce qu’ils veulent, comment trouve-t-il la ressource psychique nécessaire pour décider du scénario ?
  2.  Présupposer l’existence d’un scénario de vie au déroulement immuable relève d’une conception étroitement mécaniste de la psychologie qui ne laisse aucune place au hasard et aux processus complexes d’adaptation des êtres humains à leur environnement. Il est fort vraisemblable au contraire que les voies singulières suivies par le développement d’un enfant particulier relève de principes semblables à ceux du chaos déterministe. Un chaos déterministe est un phénomène naturel pour lequel une infime imprécision sur les données de l’état initial aboutit à une incertitude des prédictions qui croît exponentiellement dans le temps. De même, le développement de la personnalité dépend de l’infinité des conditions particulières dans lesquelles chacun se trouve. L’approximation dans laquelle nous sommes de les identifier et de les mesurer entraîne l’impossibilité d’en prévoir les effets précis.
  3. Le scénario de vie n’est pas sans faire penser à un décalque simplifié, pour ne pas dire simpliste, de la compulsion de répétition formulée par Freud (Au-delà du principe de plaisir – 1920). La répétition du scénario est, selon Berne, celle d’un comportement pré-écrit et en quelque sorte étranger à la « nature véritable » de l’enfant. La compulsion de répétition est au contraire un processus qui n’implique en rien une reproduction des comportements à l’identique. Elle est un retour inconscient du refoulé et la recherche d’un objet de jouissance impossible à atteindre. A son sujet, Freud émis en outre l’hypothèse que le retour en arrière de la répétition signait l’existence d’une pulsion de mort.
  4.  Le fait que le scénario de vie se déroule immuablement conduit à la conclusion que le thérapeute, dès lors qu’il a reconnu celui-ci, connaît mieux l’histoire de son patient que ce dernier. Aussi, Berne assigne au thérapeute la mission d’indiquer au patient le chemin à suivre pour être plus heureux, sous la forme de conseils domestiques pratiques.

Berne indique à ce sujet trois techniques qu’il juge essentielles à l’analyse transactionnelle : la permission, la protection et la puissance. La permission est la prescription par laquelle le thérapeute autorise son patient à désobéir à la programmation parentale. La protection est celle que le thérapeute accorde au patient contre la colère de l’autorité parentale résultant de cette désobéissance. La puissance est celle du thérapeute que Berne recommande de faire ressentir au patient afin que lorsque ce dernier aura désobéi à la programmation parentale, il se sente protégé par le thérapeute.
Ces techniques interrogent. Pour qu’il y ait permission, il est nécessaire qu’un individu dispose d’un pouvoir sur un autre. En faisant du thérapeute celui qui a le pouvoir de permettre à l’autre l’accès à la réalisation du désir,  Berne jette les bases de l’emprise. Telle est d’ailleurs l’avis de Patricia Crossman, lauréate du Prix Éric Berne 1976, qui le retourna en 1979 pour en avoir pris conscience, comme elle s’en explique dans la revue The Script de juin 2002. (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/074000089/0000.pdf)(p145).

Les états du moi

Berne postule l’existence d’unités élémentaires d’échange entre deux individus, qu’il désigne sous le nom de transactions. Lorsque deux personnes sont en présence, l’une finit par manifester à l’autre qu’elle reconnaît sa présence. Elle émet alors un signe qu’il qualifie de stimulus transactionnel. La réponse à ce signal par la seconde personne est une réaction transactionnelle. Berne considère que les comportements observés dans ces conditions peuvent être regroupés en trois catégories qui correspondraient à trois états du moi. Ceux-ci se subdivisent à leur tour en sous-ensembles.
Ces états sont désignés sous les termes d’état Parent, Adulte et Enfant. Schématiquement, l’état Parent conduit l’individu à répéter les comportements et attitudes qu’ont adopté ses propres parents à son égard lorsqu’il était enfant. L’état Adulte conduit l’individu à prendre en compte rationnellement la réalité. L’état Enfant conduit l’individu à se comporter comme il le faisait lorsqu’il était enfant.
Cette triade pourrait faire penser aux trois instances identifiées par Freud : le ça, le moi et le surmoi. Il est fréquent pour cette raison de lire que l’Analyse transactionnelle est une théorie post-freudienne. Berne prend soin d’indiquer que le rapprochement est sans fondement et qu’en particulier l’état Enfant n’est en rien de même nature que le ça freudien (Transactional Analysis in Psychotherapy). En effet, les états du moi sont définis comme des phénomènes psychiques immédiatement perceptibles par le patient et son environnement. Les trois catégories freudiennes sont au contraire des instances inconscientes que seul le cadre de la cure analytique permet de mettre à jour. Ceci vaut également en partie pour le moi freudien, dont les mécanismes de refoulement relèvent de processus inconscients (Jean Laplanche et JB Pontalis – Le Vocabulaire de la psychanalyse – 1967).
Berne insiste sur le fait que les trois états sont bien distincts. Nous pourrions ajouter, par construction. Berne aurait pu en effet aboutir à un modèle à 4, 5, 6, n, états du moi distincts, puisque leur principe de construction est celui d’un classement des comportements (Transactional Analysis in Psychotherapy). Tout classement est construit selon une finalité qui en détermine l’architecture. Aussi, la question est-elle : quelle finalité a guidé Berne ? Berne fournit la réponse : l’analyse transactionnelle n’est pas une technique de résolution des conflits psychiques, mais de mise en conformité sociale. Son ambition est de permettre à l’individu de conserver le contrôle de ses émotions devant des tiers.
Enfin, Berne considère que tant que l’état du moi du récepteur répond à l’état du moi de l’émetteur (Fig.1), la communication entre les individus fonctionne correctement, quel que soit par ailleurs le contenu émotionnel de l’échange. Berne parle alors de transactions complémentaires. Les difficultés commenceraient lorsque le récepteur s’adresse à un état du moi différent de l’état initialement émetteur (Fig. 2). Les transactions sont dites alors croisées.

L’analyse transactionnelle, une utopie de la communication

L’analyse transactionnelle n’est pas née dans les années 50 tout à fait par hasard. Nous allons voir en quoi elle reflète une utopie de la communication propre à son époque.
Dans le Discours de la Méthode (1637), Descartes imagine des machines qui, si elles disposaient en tous points des organes et de l’apparence de l’animal, ne pourraient en être distinguées. C’est que Descartes croyait dans une commune nature entre la machine et l’animal, tous deux privés de l’intelligence conçue comme étant le propre de l’homme. Pour cette raison, pensait-il, les machines ne peuvent accéder à notre maîtrise du langage et l’on finirait bien par découvrir que de telles machines « n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes ».
300 ans plus tard, les développements des sciences et des techniques semblent remettre en cause cette conviction. Patrice Flichy, dans Une histoire de la communication moderne – 1991, éclaire comment, dans la décennie 1940-1950, les progrès de l’électronique permettent d’accroître considérablement les capacités des calculateurs et donnent naissance à l’informatique en dotant les calculateurs de la capacité de traiter de l’information.
Cette capacité nouvelle de la machine stimule la communauté scientifique. Le cerveau humain fonctionne-t-il comme un ordinateur ? Celui-ci peut-il servir de modèle à notre compréhension du système nerveux central et jusqu’où peut-on pousser l’analogie ? Les limites entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine paraissent devoir s’estomper.
Tandis que Alan M. Turing, mathématicien britannique, imagine en 1950 dans Computing machinery and intelligence, qu’il sera possible dans le futur de réaliser des machines dont on ne saura distinguer l’intelligence de celle des humains, Norbert Wiener, mathématicien américain, imagine une nouvelle science, la cybernétique, qui serait la science de la communication et du contrôle des machines comme des organismes vivants (The Human use of Human beings -1950). Pour Wiener en effet, il n’y a pas de communication sans contrôle de celle-ci afin de s’assurer de la bonne réception du message par le récepteur. D’autre part, il est relativement indifférent au plan des lois de la communication, que celle-ci émane d’une machine, d’un être vivant ou du cerveau humain. Philippe Breton montre dans L’utopie de la communication (1992) que ce faisant, Wiener fait de l’homme un être communicant sans intériorité, uniquement défini par ses échanges d’information avec son environnement.
L’analyse transactionnelle présente des similitudes saisissantes avec l’homme sans intériorité de Wiener. Wiener établit une identité fonctionnelle entre mécanismes des automates et processus du système nerveux, Berne écrit que le cerveau fonctionne comme un ordinateur. Wiener écrit que communication et contrôle de l’information sont indissociables, Berne fixe à l’analyse transactionnelle la mission de contrôler les échanges communicationnels entre les individus. Wiener soutient que du point de vue des échanges d’information, la signification du message est sans objet, Berne définit des états du moi qui rendent inutile l’interprétation du message. Il suffit en effet de le rapporter à l’état du moi correspondant pour pouvoir adopter le comportement adéquat.
Chaque époque produit ses utopies. Les développements sans précédent du traitement de l’information rendus possibles par les ordinateurs au milieu du XXème ont eu des répercussions dans tous les domaines, y compris l’imaginaire des contemporains, leur fournissant de nouveaux paradigmes et annonçant de nouveaux futurs. Il est troublant de ce point de vue d’observer les similitudes entre la conception de l’homme sans intériorité partagée par Wiener et Berne avec la nouvelle socialisation qu’Internet rend possible, où le nombre d’amis paraît se substituer à l’amitié et l’exposition de l’intimité à l’intimité du soi.
Alors, l’analyse transactionnelle, outil de développement personnel et professionnel ou fausse science ? Assurément, l’analyse transactionnelle ne relève d’aucune démarche scientifique tant ses axiomes ne correspondent à aucun critère des sciences expérimentales ou de ceux de la psychologie clinique. Et pourtant, ça marche, entend-on. Peut-être, mais qu’est-ce qui marche ?
L’analyse transactionnelle est construite sur des schémas de communication interindividuels pré-établis. Ces schémas ont une visée normative à laquelle il est demandé de s’identifier. Il est ainsi répondu aux inquiétudes et aux interrogations en offrant la sécurité de ne pas avoir à y penser.
Mais en même temps qu’un tel dispositif peut avoir une efficacité opérationnelle momentanée, il fige le cheminement de la pensée et entrave l’accès à une compréhension profonde des situations. Les schémas de l’analyse transactionnelle expriment une utopie de l’homme comme réductible à des processus de communication. Contemporaine, comme nous l’avons vu, des progrès des techniques de communication, l’analyse transactionnelle prend ainsi la suite, dans les entreprises, au cours des années 60, de l’utopie de l’homme-machine du taylorisme, qui arrivait à essoufflement.

Michel BRE, Administrateur du Cercle National du Coaching