Quel leadership à l'heure des disruptions et des transformations des entreprises ?

Au commencement était Schumpeter.

Schumpeter est avec Ricardo, Smith, Marx, Keynes et quelques rares autres, l’un des économistes dont la renommée dépasse à l’échelle de l’Histoire le cercle des spécialistes. Auteur d’une Théorie de l’évolution économique (1912), Schumpeter y souligne le rôle central de l’entrepreneur comme agent de l’évolution économique.
S’écartant de la définition habituelle de l’entrepreneur, membre d’un groupe social particulier, Schumpeter attribue la fonction d’entrepreneur à tout agent économique qui par son activité, conçoit et réalise de nouveaux produits ou de nouvelles façons de produire, ouvre de nouveaux marchés, exploite de nouvelles ressources ou suscite de nouvelles formes économiques, organisationnelles, matérielles ou immatérielles. Il s’agit d’innovations radicales et non de simples modifications de l’existant. Ces innovations entraînent ce que l’on qualifierait aujourd’hui de disruptions. Pratiques d’abord locales ou minoritaires, elles se juxtaposent, écrit Schumpeter, aux anciennes modalités de production, avant d’être adoptées par un nombre croissant d’utilisateurs puis de s’y substituer.
Caractéristique essentielle de l’entrepreneur selon Schumpeter, celui-ci a le coup d’œil. Il sait voir dans la situation l’opportunité d’une innovation à saisir, là ou beaucoup d’autres continuent à faire ce qu’ils savent faire, de la façon dont ils ont l’habitude de le faire. On parlerait aujourd’hui de la vision du leader. La vision n’est pas tant un objectif que la proposition d’un futur commun en rupture avec l’état présent. La vision de l’entrepreneur n’a rien d’angélique. Elle est conflictualité, car bien entendu, les tenants du modèle présent ne se laissent pas faire. Ce n’est pas de leur part une simple résistance au changement, c’est la préservation d’une rente. Le célébrissime I have a dream s’inscrit dans une lutte d’émancipation. Space X ébranle le marché des lanceurs.
L’entrepreneur schumpeterien est fort de sa singularité. Il ose aller de l’avant, il ne ressent pas l’insécurité et la résistance comme des arguments contraires. Il décide en dépit du manque de retour d’expérience sur les pratiques nouvelles, entraîne en dépit de la difficulté à modifier les façons de penser. Il surmonte les forces en sens contraire d’un environnement qui se sent menacé par la nouveauté. Ainsi pourrait-on dire que l’entrepreneur croit en lui.
L’entrepreneur est motivé par le rêve de fonder un royaume privé (…), par la volonté de puissance, par la joie de créer, autant de motivations étrangères à la rationalité économique stricto sensu. Avant l’heure, avant ce que l’on a depuis désigné sous le terme d’intelligence émotionnelle, Schumpeter attire notre attention sur l’importance des passions dans le processus de création économique. Sans doute n’est-il pas le premier d’ailleurs.
Schumpeter évoque la fascination de l’entrepreneur devant le pouvoir. Il pointe là un angle mort des manuels de management. Tandis que ceux-ci déclinent à satiété les qualités du bon leader respectueux des autres sur le mode d’un idéaltype, la volonté de puissance, condition nécessaire de l’entrepreneuriat, ouvre sur notre condition humaine et sa part d’ombre. Bien que cela puisse paraître déplaisant, l’exercice du pouvoir renvoie à Machiavel ou Sun Tsu. En période d’intenses transformations, tandis que l’incertain et la menace du risque sont devenus la règle, c’est bien d’esprits certes novateurs, mais surtout bien trempés que la situation réclame.
Enfin, Schumpeter fait cette très intéressante observation que l’entrepreneur ne conserve son leadership que pour autant qu’il exerce son talent d’innovateur. Schumpeter nous dit ainsi que le leadership est une relation réciproque. Il n’est de leadership qu’en raison de ce que le groupe le reconnait. L’explication la plus pénétrante de ce phénomène qui a beaucoup étonné la Boétie (La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576), a sans doute été donnée par Freud. Le leadership naît d’un transfert de l’idéal du moi des individus vers un chef qui l’incarne à un point plus élevé, s’impose par une plus grande liberté émotionnelle et son talent à faire valoir ses idées (Freud, psychologie collective et analyse du moi, 1921). Liberté émotionnelle signifie ici capacité à exprimer avec force des émotions, quelles qu’elles soient. On trouvera dans le contexte politique national et international actuel des illustrations frappantes de cette réalité.
Mais l’actualité de Schumpeter n’est pas tant dans son esquisse des traits de l’entrepreneur, et pour nous du leader, que dans le concept qui fit sa renommée, celui de destruction créatrice. Il est de la nature même du capitalisme, écrit Schumpeter, d’être en mutation permanente. Le moteur en réside dans l’interaction de processus complexes qui modifient de l’intérieur l’organisation sociale et économique existante, éliminant les acteurs et les composants dépassés pour les remplacer par de nouveaux acteurs, agencements, biens et services plus performants. (Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1947).
Le concept de destruction créatrice pose que certaines innovations, rares, sont par leur nature et leur dynamique différentes de la plupart des autres innovations. Leurs effets s’étendent de façon imprévue bien au-delà de leur domaine d’application initial. Un exemple contemporain est celui d’Internet, créé à l’origine comme on le sait pour des raisons de défense nationale durant la guerre froide. Schumpeter émet l’hypothèse, cependant discutée entre économistes, que ces innovations exceptionnelles apparaissent au cours de cycles économiques longs au cours desquels leur développement parvient à détruire le tissu économique et social antérieur et à imposer un nouvel ordre.
A l’ère de la transformation digitale, nous sommes typiquement dans un tel cycle de créations destructrices. Bien que la définition de l’économie numérique fasse débat, il est manifeste que celle-ci s’accompagne de l’émergence d’une gigantesque mutation sur tous les plans de note société (Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, 2011). Agent économique, l’entrepreneur schumpeterien est un acteur social. Il fait surgir lui-même de nouveaux acteurs, modifiant les chaînes de valeur, imposant ses règles au détriment de concurrents plus anciennement établis. L’exemple emblématique est celui des GAFAM. Ils créent de nouveaux marchés. Ils bouleversent les règles de la concurrence. Ils mettent en cause la souveraineté des états par leurs stratégies de captation de la valeur. Ils impriment de nouvelles habitudes consuméristes et de nouveaux comportements sociaux. Ils suscitent de nouvelles mythologies comme celle du transhumanisme.
Les difficultés posées aux managers par les disruptions en cours sont donc nombreuses. Bien souvent, les réponses sont apportées en termes organisationnels (trouver des organisations agiles) ou comportementaux (adopter des pratiques collaboratives). Mais elles se révèlent insuffisantes et le financement de l’innovation pose problème. La performance de leur financement par la dette s’épuise. Il devient nécessaire de faire appel à des stratégies complexes de recours aux capitaux propres. Le développement de l’innovation passe désormais par la création de montages financiers et juridiques « qui ouvre une nouvelle ère d’exploration et d’expérimentation entrepreneuriale indispensable pour se renouveler » (M. Wessel, Directeur Général de SAP. iO, Pourquoi prévenir les disruptions aujourd’hui est plus difficile que lorsque Clayton Christensen inventa le terme, Harvard Business Review, juin 2018).
L’entrepreneur est donc aussi un explorateur. Il explore et il expérimente. Il s’agit d’une expérimentation bien particulière qui fait muter la découverte du statut d’invention à celui d’innovation. L’invention devient innovation lorsqu’au terme d’un processus d’élargissement social, adoptée par de plus en plus d’individus, elle devient la norme (Norbert Alter, L’innovation ordinaire, 2000). Le leader est tout autant un acteur social qu’économique. C’est la raison profonde de la responsabilité sociale des entreprises.
Aucun amateurisme n’est permis. Le leader s’engage dans son œuvre à ses risques et périls. Les résultats sont rarement garantis à l’avance. Inversement, le mouvement de destructions créatrices qu’il incarne laisse sur le bord de la route ceux qui n’étaient pas armés pour le suivre ou qui arrivent trop tard. C’est le fameux principe du premier rafle la mise des start-up et de l’économie du numérique, the winner takes all.
La question est alors posée : quelle éthique pour les leaders à l’heure des disruptions et de la transformation des entreprises ?
Citations de Schumpeter, extraites des traductions françaises : Théorie de l’économie économique, Dalloz, 1999 ; Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1990

Par Michel BRE, Administrateur du CNC, pilotage des ateliers de Codéveloppement et des commissions internes