Soft skills, mythe ou réalité ?

Parlez-vous le soft skills ? Il y a les Soft-skills et management, les Soft skills et recrutement, bien sûr ; mais aussi : les Soft skills et employabilité (1) ; les Soft skills et digitalisation (2) ; les Soft skills et bonheur (3) ; les Soft skills cet impensé des programmes scolaires (4) ; les Soft skills et pandémie (5)…. N’en irait-t-il pas des soft skills comme de ces expressions qui font la mode sans que l’on sache trop de quoi on parle pour peu que l’on se pose la question ?
S’il est fréquent de lire ici ou là des listes de soft skills, il est par contre plus difficile d’en trouver des définitions précises. Peut-être celle du Laboratoire National de Los Alamos pourrait-elle faire consensus : Soft skills are personal competencies that improve human performance, facilitate effective interactions, complement the technical requirements necessary to acquire and maintain employment. (6)
A y regarder de près, cette définition, si elle nous renseigne sur une utilité supposée des soft skills, nous laisse dans l’ignorance d’un phénomène dont on pressent l’hétérogénéité et la complexité. De fait, dans un entretien accordé à CentrInffo, Cécile Jarleton, doctorante en psychologie du travail, constate qu’il n’existe pas consensus et très peu de travaux scientifiques à leur sujet. (7)
Que les soft skills se situent dans le champ des compétences, donc des capacités à faire, devrait conduire à ne retenir que les comportements observables et mesurables. On écarterait ainsi ce avec quoi elles sont souvent confondues : les traits de personnalité, censés être invariants dans le temps et les états émotionnels, lesquels sont par définition des dynamiques psychiques hors du champ de la performance.
Employée pour la première fois au début des années 70 dans les manuels de formation de l’armée américaine, figure sur le site de la National Technical Reports Library la référence d’un article de 1974 signé de P.G. Whitmore et J.P Fry définissant ainsi les soft skills : Soft skills are defined as important job-related skills that involve little or no interaction with machines and whose application on the job is quite generalized. (8).

Les auteurs se réfèrent à l’intensité de trois critères pour établir l’existence d’une soft skill :

  • Un faible degré d’interaction directe de l’individu avec la machine, l’instrument ou le document (si l’individu exploite les mesures d’un instrument pour résoudre un problème, son interaction avec l’instrument est plus faible que lors d’une utilisation de l’instrument lui-même) ;
  • Un degré élevé généralisation et de transférabilité d’un comportement à des situations diverses ;
  • Un degré de prédictibilité des effets des comportements faible en raison de la méconnaissance ou des incertitudes relatives au contexte ;

La conjonction de ces trois critères conduit à ce qu’une une soft skill ne peut être décrite avec précision qu’en situation, tandis qu’une compétence technique peut l’être, a priori, avec toute la précision voulue. Si je dis que l’expression orale est une soft skill, je n’ai rien dit. C’est en écoutant l’orateur que je saurais dans quelle mesure son expression orale s’approche de ma définition, susceptible en outre de varier selon les contextes, et qu’il y aurait les plus grandes difficultés à définir de façon complète et univoque.
Selon une enquête d’Opinion Way de février 2020 réalisée pour Dropbox auprès de 1030 salariés de plus de 18 ans du secteur privé (marge d’incertitude de 1,5 à 3 %), 70% des personnes interrogées déclarent ne pas savoir ce que sont les soft skills. (9) Comme souvent, il existe un écart entre la réalité et les effets d’annonce.
Néanmoins, le remplacement de l’expression « savoir-être » par un équivalent anglo-saxon, le succès médiatique de ce dernier, sa permanence, expriment des modifications profondes à l’œuvre dans la société.
Un rapport de l’OCDE de 2019, Future of Education and Skills 2030, résume ce contexte :As trends such as globalisation and advances in artificial intelligence change the demands of the labour market and the skills needed for workers to succeed, people need to rely even more on their uniquely (so far) human capacity for creativity, responsibility and the ability to “learn to learn” throughout their life. Social and emotional skills, such as empathy, self-awareness, respect for others and the ability to communicate, are becoming essential as classrooms and workplaces become more ethnically, culturally and linguistically diverse. (10)
Cependant ce constat très partagé en écrase peut-être un autre. Les soft skills ne sont-elles pas filles de la société de consommation, avant que les bouleversements technologiques contemporains ne les propulsent sur le devant de la scène ? En 1964, David Riesman écrit : Le produit le plus demandé aujourd’hui, n’est plus une matière première, ni une machine, mais une personnalité (11). Difficile de ne pas s’interroger ici sur la matrice du développement personnel et des soft skills qui lui sont intimement liées.
A moins qu’elles ne soient les messagers d’un éternel recommencent. Pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu peut être enseignée, ou si, ne pouvant l’être, elle s’acquiert par la pratique, ou enfin si elle ne résulte ni de la pratique ni de l’enseignement, mais vient aux hommes naturellement ou de quelque autre façon ? (12)

Michel Bré, Administrateur du Cercle National du Coaching

Figaro 5.07.21
myRHline 11.12.2020
Wall Street Journal 15.02.22
Nathalie Anton, Le Monde 28.06.22
McKinsey 11.05.21
https://www.lanl.gov/careers/diversity-inclusion/s3tem/index.php
INFFO FORMATION n°956 du 15.12.2018
https://ntrl.ntis.gov/NTRL/dashboard/searchResults/titleDetail/AD778168.xhtml
https://jai-un-pote-dans-la.com/wp-content/uploads/2020/03/OpinionWay-pour-Dropbox-Les-salarie%CC%81s-et-les-soft-skills-Mars-2020.pdf
https://www.oecd.org/education/2030-project/teaching-and-learning/learning/skills/Skills_for_2030_concept_note.pdf
Riesman, La foule solitaire
Platon, Ménon